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Les Cornes

Or sus Compere jusque ici
Portez ombragé le sourci,
D'un panache qu'avez en teste,
Et puis maintenant ceste creste
Qui vous repaissoit de plaisir
Vous cause un nouveau desplaisir.
Vrayment je voudrois bien congnoistre
Qui est cil qui vous fait paroistre
Que c'est vergongne le porter.
Clairement il se peut vanter
Estre un grand sot, et fust-ce mesme
Un Platon, et vous sot extréme,
Pardonnez-le moy, de penser
Que cela vous puisse offenser.


Mais quoy? n'est-ce grande merveille
Que le sourd mesme ouvre l'oreille
Au son de ce venteux honneur,
Sans cognoistre si sa grandeur
Soit ou d'un homme ou d'une beste:
Et à ce ton esprit s'arreste
Comme un autre, Compere dous?


Est-ce chose estrange entre nous,
Entre nous de porter des cornes?
Et vrayment si peu hors des bornes
De raison, que mesme les dieux
Les ont en honneur dans les Cieux.


Jupiter amoureux d'Europe,
Epris de la belle Antiope,
Changea-il pas de poil, de peau,
Pour l'une se faisant toreau,
Et pour l'autre un cornu satyre
Pour mieux deguiser son martyre?
Luy-mesme au secours Libyen
Invoqué, pour trouver moyen
De les porter (ô cas estrange!)
En belier ce grand Dieu se change.


Quoy? la chevre qui l'alaita,
Qui le nourrit, qui le traita
La feconde chevre Amalthee,
Avoit ell'pas la corne entee
Sur le suc, et le Cuissené?
A t'il pas le front encorné,
Encorné d'une corne issante
Encor de son feu rougissante?


D'une corne à la pointe d'or,
Là bas qui fist bravade encor
Au portier à trongne mastine,
Apres la route Gigantine?


Le plus bel autel ancien
Que jamais eut le Delien,
Estoit-il fait d'autre artifice
Que d'un enrichi frontispice
De cornes mises d'un beau ranc?


Et la Deesse qui respand,
Et verse aux hommes la richesse
D'une tant prodigue largesse,
Tient-elle pas entre ses dois
La riche corne d'Achelois?
Des Nymphes aussi tost sacree
Qu'ell'fut bronchant deracinee
Par Hercule qui cognoissoit
Le toreau qui la nourrissoit?
Honteux qui cele encor sa perte
De joncs et de rouseaux couverte.


La belle emprise de Iason
Fut elle pas pour la toison
D'un bellier à laine frisee
Jusques à la corne doree?


Et si tu veux lever les yeux,
Voy dedans la voûte des Cieux
La Lune courbe qui chemine
D'une belle corne argentine.


Entre les signes de nos mois,
Pour le moins on en trouve trois
S'enorgueillissans d'une corne,
Le Toreau et le Capricorne
Et le Bellier, à coups de cors,
A coups de front, qui tire hors
De ceste grand'plaine estoillee,
La saison de fleurs émaillee.


Regarde és humides cantons
De la marine les Tritons,
Les Dieux des coulantes rivieres,
Tous n'ont ils pas longues crinieres
Tortes sur leurs fronts emmoussez?


Regarde les Dieux herissez
Tapis en l'espais d'un bocage
Ou dans une grotte sauvage,
Les Faunes, Satyres, Chevriers,
Le Dieu fluteur, Dieu des bergers,
N'ont-ils pas la caboche armee
D'une longue et belle ramee?


Sonde, Compere, si tu veux
Jusques aux enfers tenebreux,
Pour voir une forest branchue,
Une forest toute fourchue
De cornes qui d'un branlement
Crolent le plus seur element.
Et si soudain te vient en teste
Sortir hors de ceste tempeste:
Voyla le Somme tout moiteux,
Tout engourdy, tout paresseux,
Qui t'ouvre une porte secrete
D'yvoire, et de corne prophete.
Offroit-on les boucs, les aigneaux
Le sang des non tachez toreaux
Sur gazons faits d'herbes sorcieres,
S'ils n'avoyent les cornes entieres?


Le digne loyer des labeurs
Qu'on donne aux tragiques fureurs
Est-il d'un plus riche trophee
Que d'un bouc à corne etofee
D'un beau Lierre verdoyant?


Voy un escadron ondoyant
De piquiers rangez en bataille,
Est-il pas besoin qu'il se taille
Pour mieux garder l'ordre et le ranc
En Cornes, en front et en flanc?


Et puis celles la qui te croissent
Choses d'estoupes te paroissent.


L'Itale en desrobe son nom,
La mer Aegee son surnom,
Et son nom la pecune sainte
Des animaux qui ont emprainte
La corne sur leur front chenu,
Sur leur front doublement cornu:
Puis tu crois que soit peu de chose
De l'usage qui s'en compose.


Les bouts sont encornez des arcs,
Les bouts sont encornez des dars,
La lanterne en est encornee,
La patenostre en est tournee,
Le cornet en prend sa rondeur,
Et l'escritoire sa longueur,
Et les pignes leur denteleure,
Et leurs estuits leur encofreure,
Et mille autres commoditez
Qu'on emprunte de leurs bontez,
Que la raison ingenieuse
A mis en main industrieuse
Pour en façonner au compas
Mille beautez qu'on ne sçait pas.


Et puis qu'elle en est la pratique
Pour regir une republique,
La cornette des advocats,
Et des docteurs, et des prelats:
Mille cornes par la campagne,
Parmy les bois, sur la montagne,
La cornemuse des bergers,
La longue corne des vachers,
Des chasseurs la corne bruyante,
La belle corniche regnante
Sur les palais audacieux,
Et la Licorne qui vaut mieux.


Bref je croy que la terre basse,
Et tout ce que le ciel embrasse
N'est qu'une composition,
Qu'une certe confusion
De cornes mises en nature,
Non les atomes d'Epicure.


Regarde au ciel, regarde en l'aer,
Regarde en bas, regarde en mer,
Jette l'oeil sur toute la terre,
Sur ce qui vit, sur ce qui erre,
Et certes tu ne verras rien
Qui puisse garder l'entretien
De son estre, sans qu'il ne puise
Quelque traict de la conardise.


Et pourtant pour dire entre nous,
Vivez vivez Compere dous,
Vivez vivez vostre bel âge,
Et mourez avec ce plumage
Et ce bonnet empanaché,
Puis que vous l'avez attaché
A vostre front si proprement,
Vivez Compere heureusement.

Belleau, Remy (1528-1577) [1578], Les Odes d'Anacreon Teien, poete grec; Avec quelques petites Hymnes de son invention, et autres diverses poesies: Ensemble une Comedie (Gilles Gilles, Paris), Ed. Barbara Sommovigo - 2008. Le texte numérisé est celui de l'édition 1578