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A l'Amour

Ta fleche, ton arc me desplaist,
Ton aigre-dous plus ne me plaist,
Amour, si j'estois en galere
Plus d'heur j'aurois estant forcere,
Que de voir à chasque moment
En moy naistre un nouveau tourment.
Je suis lassé d'estre à la touche,
J'ay tousjours le fiel en la bouche,
J'ay tousjours les piez enchaisnez,
Les membres rompus et gesnez
De suyvre l'ombre de tes pas
Sous l'amorce de tes appas.
Plus je ne vais à tes brisees,
Ny par tes flammes attisees,
Affranchi de ta passion,
Morte est en moy l'affection
Qui brusloit la tendre jeunesse
De mon coeur et de sa maistresse.


Or va donc en Gnide ou Paphon,
Evolé plaisantin boufon:
Va donc, et le reste empoisonne
Du ciel, et de çà bas moissonne
Les coeurs de la flamme qui part
Du fer aceré de ton dard.


Mais ores me vient aux oreilles
Je ne sçay quoy de tes merveilles,
Je ne sçay quelle baye encor
De fleches à la pointe d'or,
Et mille et mille autres volees
De rebouchantes et plombees:
Et bref un discours envieux
D'avoir mesme esclavé les dieux
Sous le joug: mais si j'ay memoire
Voy la brave et gente victoire,
Quand ton pere au bras rougissant,
Sous le pié laissa languissant
Le feu brillant de son tonnerre
Pour faire l'amour en la terre
Empruntant quelque corps nouveau,
Comme d'un Cygne ou d'un Toreau.
Bref toute la troupe immortelle
A nourry la playe cruelle
De tes traits en pointe acerez
Dedans leurs estomachs
Citoyens de l'estoilante arche
Jusqu' à la boiteuse démarche
De ce forgeron Lemnien,
Et de l'Amphitryonien
Ce faquin d'Hercul que l'on vante
Avoir eu la main si vaillante:
Je sçay que ton bras a donté
Tout ce que sous le ciel voûté
S'eschaufe, s'accroist et soupire:
Je sçay que ta chaleur inspire
L'ame mouvante aux elemens,
Sondant jusques aux fondemens
De la long-bruyante marine
Pour brusler la chaste poitrine
Des filles de Phorce aux yeux pers:
Bref tu tiens de cest univers
La serve et tournoyante bride,
Tu es et l'escorte et la guide
Des feux qui roulent par les cieux,
Et de la volonté des Dieux.


C'est toy qui les aelles legeres
Du Destin serves messageres
Retranches à ta volonté:
C'est toy qui premier garrotté
As d'une chaisne mutuelle
70 L'alliance perpetuelle
Des choses en confusion:
C'est toy qui fis sejonction
Des semences de toutes choses
Au sein de ce chaos encloses.


Tu es le repos eternel,
Et l'entretien continuel,
Et le seur appuy de Nature:
Tu trampes de miel la pointure
De nos desastres, retenus
Au sein de ta mere Venus
Avecques les Graces bien-nees,
Et les tardives destinees.


Tu pais nos amoureux desirs
Du nectar doux de tes plaisirs:
Mais aussi j'ay bien cognoissance
Comme plus souvent ta puissance
Se tire en sinistres dessains,
Et comme tes brigantes mains
Arrachent, vollent et tenaillent,
Pillent, tourmentent et travaillent
Nos coeurs pauvrement languissans
Sur le fil de nos meilleurs ans.


Ainsi doncques te soyent taillees
Les mains, et tes fleches rouillees
Si tu les forces d'aborder
Nos coeurs, et ton arc encorder
Pour les enferrer de ta fleche,
Qui nous sert d'amorce et de meche,
Pour nostre bon-heur estranger
Et en furie le changer.


Mais en ce, cognoissant tes ruses
Et le payment de tes excuses,
Je me suis tellement distrait
De ta visee, que ton trait
Mordre ne peut dessus mon ame,
Ny la brusleure de ta flame,
Ny la force de ta rigueur
Seulement attiedir mon coeur.


Voy donc que j'ay laissé les armes,
Mes yeux ne fondent plus en larmes,
Et plus n'en sortent deux ruisseaux,
Plus je n'ay de soupirs nouveaux
Ma froide poitrine eschaufee:
Plus ne me charme une boufee
De flots roulez en crespillons,
Où mille et mille évantillons
D'Amour souflent nouvelle peine
Au soupir de leur douce haleine.


L'oeil qui s'eslevoit à l'égal
D'un front d'yvoire ou de crystal,
Nouant d'une douceur benine
Dessous une voûte ebenine,
De ses rayons me dardoit lors
D'une secousse mille morts:
Mais maintenant le penser mesme
Me cause une douleur extréme,
Me hayant moymesme en pensant
Cela que j'allois pourchassant.


La bouche au dedans emperlee,
La neige sur le sein coulee,
Et les deux tertres jumelets,
Le lis, les roses, les oeillets,
Et mille beautez que Nature
Prodigue en telle creature,
Me sont comme masques ternis
Et de ceruse et de vernis.


vOr Amour contre ta rudesse
N'ay-je pas une forteresse?
N'ay-je pas un rempart d'airain
Contre les efforts de ta main?
S'onq tu trainas l'aelle pendante
Et ta sagette languissante:
Maintenant tu peux bien voler
Sans armes, sans arc parmy l'aeré
Tant ta façon est mesprisee
Que ta trousse est devalisee,
Pour avoir fait estrangement
Un si soudain eschangement.


Tu n'es celuy qu'on pensoit estre,
Celuy qui en naissant fist naistre,
Et qui tira en corps divers
Les semences de l'Univers:
Arrachant la masse inconnue
Comme du ventre d'une nue,
La tirant d'un fort tenebreux
Comme d'un sepulchre poudreux.
Celuy qui les desirs modestes
Inspira de flammes celestes,
R'accouplant les saintes moitiez
Du fort lien des amitiez.


Mais las maintenant, quel eschange!
N'as-tu plongé dedans la fange
D'une paillarde volupté
Nostre muable volonté?


On ne voit plus la chaste flame
D'une Thisbé pour un Pyrame
S'enferrer le sein d'un couteau:
Ny d'un mal-enfilé cordeau
Phyllis la Rhodopeïenne,
Non d'autre main que de la sienne,
S'estrangler pour un Demophon.
On ne voit plus une Saphon
Pour son Phaon precipitee:
Ny sur la marine irritee
Au boüillant des flots outrageux,
Noüer un Leandre amoureux:
Brusler Didon pour un Enee,
Une Ariadne forcenee
Au vent espandre ses douleurs,
Ny dessus l'arene ses pleurs:
Echo n'est plus par les montagnes,
Dedans les bois, par les campagnes
Beante apres ce jouvenceau
Narcisse, attiré de son beau:
Bref tous ces actes memorables,
Ces faits, et ces amours louables,
Amour, ne sortent plus de toy
Ny de la douceur de ta loy.
Aussi les tout-divins Poëtes
Des Dieux fidelles interpretes,
Mesprisans ta divinité,
Ta puissance et ta dignité,
Onc en leurs vers ne te donnerent
Un seul present, ne te sacrerent,
Pour te rendre à tous immortel,
Ny d'un temple, ny d'un autel:
L'un à Rhode et l'autre à Candie,
Cyllene, Epidaure, Arcadie:
L'un le chesne Dodonien,
L'autre le recoy Cynthien,
Delphes, Athenes et Tenare,
Larisse, Deles et Patare,
Bois, fleuves, fontaines, ruisseaux,
Antres, rochers, fleurs, arbrisseaux:
Mais toy tu ne fus en ta vie
Onc heritier que de l'envie
De deux traits à la pointe d'or,
Et citoyen d'un nid, encor
Emprunt? des biens de ta mere,
De Gnide, Cypre et de Cythere.


Or maintenant ton bras archer
Pourroit mille traits décocher
Contre le roch de ma poitrine,
Ma poitrine diamantine,
Avant qu'ell'se puisse entailler
N'en quelque sorte s'escailler.

Belleau, Remy (1528-1577) [1578], Les Odes d'Anacreon Teien, poete grec; Avec quelques petites Hymnes de son invention, et autres diverses poesies: Ensemble une Comedie (Gilles Gilles, Paris), Ed. Barbara Sommovigo - 2008. Le texte numérisé est celui de l'édition 1578