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Complainte

Je n'ay membre sur moy, nerf, ny tendon, ny veine
Qui ne sente d'amour l'amoureuse poison,
J'en atteste le ciel, mon ame, et ma raison,
Vostre bouche et vos yeux seurs tesmoins de ma peine.


Mais plus je le vous diset moins vous le croyez,
Plus vous rens descouvert le secret de mon ame,
Moins il vous apparoist, plus vous monstre ma flame
Et ma playe cruelle, et moins vous la voyez.


Plus je me monstre bon, et moins vous m'estes bonne,
Plus je pense estre aimé de vos gentes beautez,
Plus je sens de vos yeux les rares cruautez,
Plus je pense estre libre et plus je m'emprisonne.


Plus j'honore, craintif, la grave majesté
De vostre front maistresse, et l'influence heureuse
De vostre esprit gentil, plus m'estes rigoureuse:
Plus m'approche de vous, et plus suis rejetté.


Je n'ay rien de l'Amour que la crainte et la honte:
Car vous dites tousjours en vous moquant de moy,
Non que je n'aime point, et si je vous aimoy,
De vous voir plus souvent que ferois plus de conte.


Plus vous en quiers mercy, et plus vostre rigueur
S'enaigrist contre moy, plus d'un oeil pitoyable
Je demande pardon plus estes imployable,
Plus je vous sers mon Coeur, et moins ay de faveurs.


Oreste appaisa bien les fureurs vengeresses
De sa mere outragee, et aux Ombres d'Hector
Achille pardonna, au ciel les Dieux encor
Pardonnent aux humains leurs fautes tromperesses.


Le vent n'esprouve pas dessus les arbrisseaux
Sa force violente, il froisse, il dérachine
Les vieux chesnes branchus, il cerche la marine,
Les roches et les monts non les petits ruisseaux.


Or j'estime à grand heur avoir eu quelque place
Au fort de vostre coeur, mais aussi je n'ay pas
L'ame si trescouarde, et le coeur si tresbas
Que je ne pense aimant meriter quelque grace.


Vous distes qu'en aimant vous voulez estre aimee,
D'autres armes Amour s'est-il jamais armé?
Mais je sçay qu'en aimant je ne suis pas aimé,
Ce qui rend de souspirs ma complainte animee.


Un plus cheri que moy des Graces et des Dieux,
Du Ciel et de Fortune, et de plus prompte flame
Vous pourra bien aimer: mais de plus gentile ame,
Si ce n'est Amour mesme, il ne peut aimer mieux.


Mais je me plains en vain à vous inexorable,
Sans mercy, sans excuse, et bref de me douloir
Est embrasser le vuide, et sans raison vouloir
Escrire dessus l'eau, et reconter le sable.

Belleau, Remy (1528-1577) [1578], Les Odes d'Anacreon Teien, poete grec; Avec quelques petites Hymnes de son invention, et autres diverses poesies: Ensemble une Comedie (Gilles Gilles, Paris), Ed. Barbara Sommovigo - 2008. Le texte numérisé est celui de l'édition 1578